samedi 19 septembre 2015

Ludwig Winder, l'oublié






Le devoir (Die Pflicht) de Ludwig Winder est un grand roman, construit comme une tragédie grecque, où tout semble obéir aux choix précis d'un horloger, concentré, obsédé par le bon fonctionnement de l'objet qu'il manipule, réglant tous les mécanismes de son oeuvre avec dextérité.


Les citations que je vais faire sont toutes de mon cru, puisqu'à l'heure où toutes sortes de cochonneries sont publiées en France, aucun vendeur de papiers (excepté en Espagne, en 2014) n'a eu l'idée, somme toute saine et normale, de traduire et de publier Winder, un écrivain de premier plan de la littérature mondiale, dans notre si belle langue. Il est bien plus commun de publier de nos jours des récits auto-fictifs dérisoires, que de s'intéresser à de grands hommes, ceux "dont les petits s'évertuent d'effacer jusqu'aux noms" (Calaferte).


L'histoire du Devoir est des plus simples: Josef Rada est un terne fonctionnaire tchèque qui travaille dans le Ministère du Trafic de son pays. Il est à la fois dévoué à sa tâche et à sa femme Marie et son fils Edmund. Son éternel devoir, qu'il accomplit sans se plaindre, est ce travail que lui a assigné l'existence. Sa vie, banale, semble dénuée d'intérêt, et les premières pages la relatent avec une économie de moyens qui donnera le ton à l'ensemble de l'oeuvre : "Dans la rue, on ne pouvait percevoir rien d'insolite. C'était une matinée froide; il avait neigé. Rada repassait mentalement une table de tarifs qu'il devait élaborer. C'était un grand spécialiste en matière tarifaire. Quoiqu'auxiliaire subalterne (il n'était pas passé par l'Université), peu d'experts étaient capables de se mesurer à lui dans ce domaine. Il confectionnait les tables les plus complexes, que son chef, le directeur de la section, remettait au Ministre, en les présentant comme étant de son fait.

Les critiques de Winder sont toujours voilées, pour ne pas créer de déséquilibre dans l'harmonie de son récit. L'ironie noire dont il use fait immanquablement penser au Kafka de la Colonie PénitentiaireWinder fut un grand journaliste, dont les articles aiguisés (principalement pour le Zeit) connurent un succés colossal, jusqu'à sa mort en exil, en Angleterre, un an après la fin de la guerre. L'écrivain fut un ami intime de Musil, et l'un des personnages du Devoir porte le nom de l'écrivain autrichien : il s'agit d'une sorte de double de Rada qui mourra à ses côtés. On pourrait considérer Le devoir comme l'oeuvre testamentaire de Winder puisqu'elle est posthume. 

Il fut l'ami de Max Brod et membre du groupe littéraire Prager Kreist (le cercle pragois): la filiation avec Kafka est évidente, je l'ai dit, cela malgré le fait que Winder use d'indices spatiaux-temporels tangibles se référant à des réalités historiques précises et ne s'encombre pas de paraboles (bien que celle du résistant amoureux des fleurs en soit une magnifique). Le roman traite en effet d'un évenement majeur : l'entrée des troupes d'Hitler en Bohème et en Moravie et la résistance héroïque des tchèques. À l'arrivée des allemands, dans le livre, l'équilibre est brisé, la vie de Rada dessine une spirale irrévocable qui le mènera fatalement à la mort. Mais la cassure est peut-être artificielle et une autre lecture est possible. La machine infernale de son travail préfigurait déjà l'entrée du personnage dans l'Histoire avec sa grande hâche. Pour retracer ce fatum, jamais Winder ne se départ d'une prose chirurgicale, empruntant parfois un style musical, fait de répétitions qui font paradoxalement penser à Péguy´ou aux grand mouvements circulaires de la caméra de Lanzmann. La fiction sert à filtrer un témoignage véridique, à s'en distancier pour le rendre irréfutable par le biais de l'art.


Rada est promu à la section III du Ministère grâce à l'aide du traître Fobich. Ce dernier, un tchèque à la solde des nazis, éprouve de la reconnaissance envers le subalterne Rada, lequel, une quarantaine d'années auparavant, l'a sauvé de la noyade. Il tient à payer sa dette: c'est son devoir à lui. Mais Rada se montre récalcitrant envers cette promotion voulue par le traître. Les membres de la résistance tchèque l'incitent pourtant à l'accepter, pour fournir des informations cruciales en vue de prochains sabotages (des déraillements) qui seront autant de coups portés à l'ennemi. Le triste Rada se mue peu à peu en héros malgré lui. Son excellente mémoire, ses calculs, sa parcimonie, lui seront d'un grand secours.

Il s'engagera sans doute par désespoir plus que par humanisme. Son propre fils est en effet emmené en camp de concentration. Mais il n'a plus rien à perdre. Sa propre famille ne compte plus à ses yeux. Sa propre condamnation, fortement envisageable, ne lui déplaît plus.


"Il ne monta pas dans un tramway car il voulait être seul à ce moment. Il traversait des rues animées, seul et isolé comme dans une forêt solitaire. Il n'avait pas la sensation d'avoir outrepassé les dimensions de sa modeste existence, de ses modestes capacités et de sa modeste raison de vivre. L'idée qu'il avait fait preuve du caractère intrépide d'un héros ne l'avait pas traversé. Il aurait pensé qu'on se moquait de lui si on lui avait dit que cela avait été une tâche très ardue qui avait nécessité beaucoup de courage. Mais sur la route le menant chez lui, il comprit peu à peu qu'il avait laissé tomber ses vieux devoirs, qui supposaient pour lui une charge aimée et pesante, parce qu'un nouveau devoir l'exigeait, plus pesant encore."

"Il eut des difficultés à laisser là ses vieux devoirs. Il avait cru, durant des décennies, que l'accomplissement de ces devoirs constituait l'essence de sa vie. Mais sa vie avait cessé de lui appartenir. Jamais il n'avait tenu en grande estime la valeur de sa vie. Jamais il n'avait médité sur lui-même et sur la valeur de son existence, mais il avait toujours eu l'idée claire qu'un petit fonctionnaire qui se préoccupait uniquement du bien-être de sa famille ne devait pas tenir la vie en grande estime. Il y avait un nombre incalculable de fonctionnaires seulement préoccupés du bien-être de leurs familles. Chacun était un membre insignifiant de la race humaine, mais chacun avait sa raison d'être au moment de se préoccuper du bien des siens. Lui aussi, Joseph Rada, avait eu, pour ce motif, sa raison d'être. À présent, il avait cessé de se préoccuper du bien-être de sa famille. Il n'était plus le protecteur de cette dernière, mais plutôt, selon tous les pronostics, son destructeur. Si Edmund et Marie était capturés et exécutés par les bourreaux, il le seraient à cause de son oeuvre, par sa faute. Le nouveau et cruel devoir qu'il avait accompli devait former, à partir de maintenant, l'essence de sa vie. Il était satisfait parce qu'il avait reconnu son devoir. Il était satisfait car il avait échappé au danger de ne pas le reconnaître. Ayant échappé à ce danger, rien ne pouvait plus lui arriver."


Cette contradiction entre le devoir et la culpabilité, entre le secours et l'action criminelle est savamment mise en exergue par Winder. Elles peuvent cohabiter chez un même homme. Jeune garçon, Fobich, le collabo, fut sauvé des eaux par Rada. Le même Rada, en voulant le sauver de nouveau, entraînera sa mort. Le lecteur est engagé dans une casuistique puissante. Il est témoin de l'oscilloscope d'une morale qui se forge devant lui, qui ne se prête que difficilement au jeu des définitions,


À un niveau plus prosaïque, je me suis par exemple souvent posé des questions sur cet affairement égoïste que montrent les familles en public. L'union qu'on décèle parfois, au demeurant légitime sous bien des aspects, exclut toute alterité. Le privilège sera toujours donné à l'enfant, au mari, à l'épouse, en un mot au lien direct et immédiat, quand bien même cela passerait par la mort de tout le reste. L'amour maternel? Mais si un assassin proposait à une mère deux alternatives, sacrifier son enfant et en sauver mille autres, ou sacrifier mille enfants pour sauver le sien, douterait-elle un seul instant? Ce bel instinct maternel est très peu soucieux du sort du reste de l'humanité, et très peu maternel en soi. Nous en ferions autant... L'instinct maternel est d'ailleurs une forme très raffinée de narcissisme, d'amour inconsidéré pour sa proche chair.

Il existe d'autres manières d'appréhender l'existence, de chercher d'autres formes de transcendance que ce genre de clivages dictés par l'espèce. C'est la matière des bons livres.

Le devoir parle de tout cela, et de cette masse informe du subconscient, du fond de nos existences. Peut-il y avoir une vie humaine sans morale, sans "il faut", sans commandement de ce qu'il y a de beau en nous? Cette beauté n'est-elle pas relative pour chacun ? N'y-a-t il pas des balises infranchissables, comme l'homicide, l'exploitation des corps? Le nier ne serait-il pas faire un pas vers le fascisme et d'autres systèmes fonctionnant par la pulsion morbide? Plutôt que créer une oeuvre moralisatrice, Winder montre la somme de possibilités qu'il reste à l'homme pour se concocter un destin, dans le respect de l'autre, du monde que chacun incarne à sa manière.

Etienne Milena

Citations non-utilisée pour cet article


"C'était l'époque du régime "tranquille". On pendait seulement les saboteurs que l'on avait pris en flagrant délit. Mais que quelqu'un soit pris la main dans le sac était très rare. Le peuple était paralysé. La moindre résistance semblait vouée à l'échec. Que pouvait obtenir la lutte clandestine alors que l'Europe s'était soumise au vainqueur et que seule l'Angleterre continuait de combattre? L'Angleterre toute seule ne pouvait pas aider les peuples vaincus et opprimés d'Europe. Le baron Neurath disait: "Peuple tchèque, je suis ton protecteur, je veux t'aider. Soumet-toi et je t'aiderai. Abandonne ta résistance et je te prêterai mon aide." Presque éteinte, et proche de la désespération, la voix de la résistance chuchotait : "Résistez!". Et le peuple l'écouta."

"Hitler destitua le baron Neurath. Le chef supérieur du groupe des S.S., le général de la police Heydrich, le remplaça. Le peuple tchèque ignorait le nom d'Heydrich et disait: "Le vieux Protecteur n'a rien pu faire avec nous, le nouveau non plus ne pourra rien faire."
Il y avait à peine une centaine de tchèques qui connaissaient le nom d'Heydrich. Tous ceux qui le connaissaient eurent le coeur serré.
Heydrich arriva et se dirigea à Hradcany. C'était un homme jeune, grand, svelte et blond. Les tchèques qui n'avaient jamais entendu son nom furent effrayés par son sourire. C'était le sourire d'un assassin pervers se penchant sur sa victime.
Il sourit quand il reçut le vieux et tremblant "président de la nation" et les membres du "Gouvernement" tchèque. En souriant, le nouveau chef leur dictait ses ordres. En souriant, il leur dit qu'il mettrait de l'ordre en Bohème et en Moravie. En souriant, il s'assit devant le bureau du grand philantrope Masaryk et lut les rapports.
Il survola seulement les rapports de la Gestapo relatifs aux actes de sabotage et les tentatives de résistance de la population tchèque. Il écouta sans grande attention les récits oraux de ses agents et des officiers. Il savait ce qu'il avait à faire; la seule chose importante était la méthode qu'il pensait appliquer. Il était convaincu qu'avec cette méthode, il ferait plier le peuple tchèque.
Lors des trois premiers jours après son arrivée, il fit exécuter cent douze tchèques et juifs. Dès lors, il ne se passa pas un jour sans exécution. Sur le bureau d'Heydrich il y avait des listes et des nomenclatures. Il en sortait le nom d'un village ou d'une ville et ordonnait de poursuivre en justice tous les ennemis du Troisième Reich qui y résidaient. Celui qui était poursuivi en justice était condamné à mort. Celui qui était condamné à mort était exécuté dans un laps de vingt-quatre heures. La deuxième semaine, Heydrich établit un programme hebdomadaire. Il était aussi bref qu'un menu qui prévoit un plat par jour. Il disait :

Dimanche: saboteurs
lundi: bouchers
mardi: auditeurs de radio
mercredi: détenteurs d'armes
jeudi: propagateurs de rumeurs
vendredi: conspirateurs
samedi: espions"




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