mardi 26 janvier 2016

Un musée d'exception

Photo: Dominique Authier


     Comme j’ai pu m’échapper de ce petit travail complémentaire en début d’après-midi, j’ai bifurqué non loin du centre pour voir si B. se trouvait en sa demeure. Mon employeur, formé à l’américaine, c’est-à-dire redbullisé à outrance, m’avait tendu le paquet de prospectus de sa boutique de ferraille après moultes consignes.  « Tienes que hacer toda la manzana! » Manzana, mon cul ! Je ne suis pas facteur, me dis-je, son pâté de maisons attendra. Dès qu’il fut disparu, je me débarassai du paquet criard au container des cartons. Je regardais mon portable. Il me restait une bonne heure avant qu’il achève sa ronde.

    Au coin de la rue, se trouve le bel appartement de B.  C’est là que nous refaisons le monde, youtube à l’appui. Je sonnai. B. venait de se lever. Le ton de sa voix le trahissait. Je montai à l’étage.


     Il était en robe de chambre. Je lus sur le tissu l’inscription « I Love L.A. » en grosses lettres. Je ne savais pas que B. était si poilu, me dis-je. Drôle de voir que Desmond Morris nous surnomme les singes nus. Pendant qu’il préparait nos cafés, j’essayai de m’imaginer ce qui peut attirer un homme vers un autre. Je ne voyais vraiment pas. Au même moment, à travers la fenêtre, passait une de ces beautés piquantes de Castille, aux cheveux bruns ondulants et au corps généreux. Ses seins rebondissaient dans son corsage comme deux pamplemousses. Son joli minois me fit penser à la justesse de l’analyse de Desmond Morris : les femmes avaient évolué davantage au fil des millénaires. Elles composaient définitivement l’organisme le plus remarquable de notre sphère.



     Après cela, je demandai à B. de me montrer ses nouveaux projets.

       La corporation des architectes de la ville lui faisait des misères. Ils n’acceptaient pas l’originalité de ses inquiétudes. Le musée porcin qu’il avait déjà dressé grâce à son programme d’images de synthèse, n’avait pas convaincu ces fâcheux, petits-fils franquistes récalcitrants aux nouveaux horizons. La pensée provinciale est une offense à l’art. Comme en France, où le parisiannisme n’est jamais plus palpable que dans les campagnes. Que de cénacles ai-je vu jusque dans les pâturages de Bougneux-le-roy, dès qu’on subodore quelque talent littéraire! Dans les MJC et les centres culturels des villages excentrés, on sollersise comme on peu, avec les moyens du bord ! Monsieur le Maire divers droite, agriculteur aux idées larges, clame ses sonnets une fois par semaine devant sa poignée d’électeurs ébouriffés. Sa ferme devient la version buccolique de quelque bouge germano-pratin.

        Je rassurai mon ami en lui disant que son talent était intact. Pourquoi aurais-je menti ? L’édifice avait pris une belle tournure. Au premier étage, les différentes statues de vérats en céramique s’accommoderaient de la hauteur du toit, dont la charpente créait un effet pyramidal saisissant. Les vitres en verre, si amples, filtreraient la lumière qui ne manque jamais en Castille. Le deuxième étage, offrirait un parcours retraçant la fabrique de la pata negra, du premier gland jeté aux cochons à la viande séchée accrochée dans les arrières boutiques. B. avait prévu une version « kid », plus animée, avec Puercino, un petit cochon qui expliquerait sur des écrans les étapes de cette confection aux petits.

    Le troisième étage offrait une vue sur la ville, grâce à sa formidable terrasse (azotea). L’idée du siècle. Mais pourquoi fichtre mettre au même niveau la boutique de souvenirs et de pata negra? Il fallait placer cette dernière dès l’entrée. Ainsi, la boucle serait bouclée. Chacun viendrait acquérir un souvenir de l’aventure sous la forme de magnet’s ou même de tranches de porc salé. Un petit coin dégustation ne serait d’ailleurs pas malvenu, pour séduire les familles.

« Apunto! » (« Je note! ») me dit B., décidement enthousiaste à l’idée de partager ses trouvailles.

Je lui montre ensuite sur Internet plusieurs bâtiments qui me semblent splendides, comme l'église d'Astorga, point de chute du chemin de Saint-Jacques (depuis Mérida). Elle fut construite à l'automne du Moyen-Âge (pour reprendre l'expression de Johan Huizinga). L'or qui arriva par bâteaux entiers les décennies suivantes entraîna un florissement architectural sans précédent sur le sol ibérique. Cela donne à peu près cela, si l'on se place au versant occidental :



Ça en a de la gueule, n'est-ce pas ? Nous allons ensuite à Oran pour y voir la plus récente cathédrâle du Sacré-Choeur en style romano-byzantin. L'influence de l'antérieure y est perceptible peut-être dans les formes, mais avec une dose d'abstraction froide en plus, avec cet oeil big-brotherien qui vous électromagnétise à distance...





          Oui, un pont de plus de cinq siècles est ainsi construit... Nous googlisons, nous dérivons, nous surfons... Et nous finissons enfin par admirer l’édifice de Jacques-Coeur de Bourges dont je lui avais parlé. Quelle merveille! La même époque que Van Eyck. La même ébullition organique, trifulguée jusqu'au moindre détail. Il me fait savoir que mes goûts se dirigent vers l’architecture éclectique. Comme en littérature. Certains édifices de Tel-Aviv, non les coloniaux, mais les mélanges judéo-médiévaux hétéroclites laissent entrevoir la même folle curiosité, le même onirisme que la  sus-dite façade.

      Cet édifice me réconcilie totalement avec l’idée d’être Français. 

          Mais que fais-je? Voilà cinq minutes que mon vendeur doit rôder dans les parages, me cherchant desespérément. Je dis aurevoir à B. après avoir fini ma dernière tasse de café froid, je dévale les escaliers quatre à quatre et me retrouve dans la rue, nez-à-nez avec mon supérieur, distrait par son smartphone qu’il tient collé à son oreille, comme un pansement de fortune. Ce malheureux se plaint de mon absence d'engagement, mais il ne m'a pas vu sortir de l'édifice. Il n'aura pas à me gourmander sur mes écarts logistiques. Du reste, un autre pâté de maisons m’attend, vers lequel je m'engage en feignant un zêle un peu forcé.



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