lundi 25 avril 2016

Connaître Gaito Gazdanov








J'offre au lecteur une traduction personnelle, depuis l'espagnol de ce fragment du Spectre d'Alexander Wolf, entre les crachats de quelques visiteurs dont je me passerais bien. Mais non, je me l'offre à moi-même, car le lecteur ne me dit rien qui vaille. Les français n'ont qu'à acquérir la traduction en leur langue, qui existe et qui leur sera bénéfique ! Vla! Et bon vent!

De Dostoievski à Nabokov (contemporain de Gazdanov), la littérature russe a souvent utilisé le thème du "Double". Dans le cas de ce roman, dont la trame est un joyau du genre, Gazdanov met en scène un assassin (bien que le crime eut lieu dans un cas de légitime défense, en pleine guerre) découvrant que sa victime a survécu et est devenu un écrivain qu'il relate la scène de cette fausse mort dans son récit I'll come tomorrow.

Avec une rare élégance et un érotisme délicat, Gazdanov arrive à donner une transparence à la fois onirique et charnelle à son récit. Plus que dans le Requiem de Tabucchi, ou dans Pedro Paramo de Rulfo, la présence des corps vivants est indémêlable de celles des spectres (celui de Wolf, celui de Yelena, l'amante du narrateur).

Il n'est pas surprenant de voir que les plus grands écrivains français soient d'origine slave.

Ce fragment relate la rencontre entre le narrateur et sa victime. Le reste est une divagation magnifique sur la mort et la culpabilité.


"C'était un interlocuteur intéressant, il savait bien des choses, il possédait un point de vue original, et je compris précisément pourquoi cet individu avait pu écrire ce livre. Ce soir là, il me donna l'impression qu'en réalité, tout lui était indifférent: il parlait des choses comme ci celles-ci ne l'affectaient pas personnellement. Sa philosophie se caractérisait par une absence d'illusion : le sort de chacun n'est pas important, la mort nous accompagne toujours, c'est-à-dire, ce qu'il appelait l'interruption du rythme habituel, parfois de forme subite, et qui était la loi; chaque jour, naissaient des dizaines de mondes solitaires, d'autres mourraient, et nous passions à travers ces catastrophes cosmiques invisibles, en supposant de manière erronnée que ce morceau réduit d'espace que nous voyions était la reproduction du monde. Pourtant, Wolf croyait en un système général difficile de définir, éloigné de quelque harmonie hydillique que ce soit: ce qui nous paraissait parfois l'oeuvre d'un hasard aveugle était souvent la fatalité. Il supposait que la logique n'existait pas en-dehors des constructions conventionnelles et involontaires, presque mathématiques; que la mort et le bonheur constituaient l'essence d'un même ordre, puisque dans un cas comme dans l'autre, c'était l'idée d'immobilité qui prédominait.

- Et les milliers d'existences heureuses?

- Oui, ce sont les personnes qui vivent comme les chiots qui n'ont pas encore ouvert les yeux.

- Pas nécesserairement, le bonheur peut recouvrir d'autres aspects.

- Si nous possédons ce féroce et triste courage qui oblige l'homme à vivre avec les yeux ouverts, est-il possible d'être heureux? Nous ne pouvons pas même imaginer que celles que nous considérons les plus merveilleuses aient été heureuses. Shakespeare ne fut jamais heureux. Michelange non plus.

- Et Saint-François d'Assise?

Nous traversâmes un pont de la Seine. Au-dessus du fleuvre flottait une brume matinale, à travers laquelle surgissait une ville fantasmagorique.

- Il aimait le monde, de la même façon que d'autres aiment les petits enfants, dit Wolf. Mais je ne suis pas sûr qu'il fût heureux. Rappelez-vous que le Christ était continuellement affligé et que sans cette affliction le christianisme serait impensable.
Il ajouta ensuite:

- J'ai toujours pensé que la vie semblait être un voyage en train, cette lenteur de l'existence personnelle, enfermée dans un mouvement extérieur frénétique, l'apparente sécurité, cette illusion de la continuité. Et puis, en une seconde, comme par inadvertance, un pont se brise ou un rail cède, et se produit l'interruption du rythme , que nous appelons la mort."


Laissons donc les fadaises insupportables des publications contemporaines, réinvestissons du temps et du respect dans ces auteurs qui, avec les classiques, sont les seuls qui vaillent.

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