mardi 21 novembre 2017

Corps et Bien






 Hier, je suis tombé nez à nez avec mon voisin R. Son faciès fait irrémédiablement penser à un Brice de Nice avec des poils. Athlétique, fluide, un peu hautain quand se présente une dame qu'il veut s'approprier dans le quartier. Un popular à l'américaine, plutôt qu'un populeux à l'espagnole. Dans son aspect verstimentaire, on décèle pourtant une longue hésitation entre le jogging réparateur et les manifestations antifascistes. Un parfait homme-sandwich fluorescent s'unit en lui à l'apologue de la souillure volontaire des punks à chiens. Mais, au fond, je l'apprécie. Je respecte ses luttes et ses lubies. Ce que je supporte difficilement chez lui, c'est son verbiage calamiteux sur les castes espagnoles et la droite néo-libérale. Combat louable en soi, dont je ne me sens pas étranger sur toute la ligne, comme le démontrent le plus souvent mes lignes qui plaident pour l'expropriation des corrompus, le châtiment froid du vol. Mais, soucieux de la forme, je suis aussitôt gagné de nausée par les discours râbachés, fûssent-ils ceux d'un humaniste colonisé épris de justice, s'acharnant sur son clavier. Lui, traducteur de l'anglais, fou amoureux des séries américaines et de la Ligue de Basket-Ball états-uniens, anglophone patenté peu avare d'américanismes hérités de sa terre mexicaine, me fait part de son goût prononcé pour tout l'attirail du parfait néo-progressisme. Un néo-con à l'envers, en somme, ce qui n'est pas toujours un signe de progrès. Quel déplorable patchwork que sa dialectique éculée ! Plat et insipide comme un article de l'Humanité. Je remarque qu'il a plus d'un point commun avec G. son acolyte issu des mêmes terres. Les deux se détestent et se jalousent, et se réunissent chaque fin de semaine, singeant l'amitié. Ils se présentent de la même façon, comme des guerilleros repentis, alors qu'ils ne sont que de pauvres bougres manipulés comme nous tous. Aurevoir mon ami (comme ce malheureux baragouine un peu ma langue, je bifurque constamment vers le français pour lui faire perdre ses moyens de prosélyte convaincu). 

              Sa foi dans Ana Colau et Iglesias me plairait plutôt. Mais je lui rappelle que Colau s'est fait connaître dans l'affaire des desahucios, autrement dit, dans un combat défendant la propriété privée et le bourgeoisisme de familles déchues, qui larmoyaient moins sur la destinée des autres grandes victimes de la crise, les homeless dont ils ne pensaient jamais partager le sortÉvidemment, si l'envie me prenait d'être Espagnol, et de voter, je m'inclinerais illico presto, par hostilité envers les organes post-franquistesvers Podemos. Mais, je ne n'y verrais qu'un pis-aller inconfortable. Fichtre! Comme disent les footeux, chez R., chaque passe est  téléphonée, le voilà qui repart sur une tirade anti-impérialiste, ce qui incite au but contre son camp plutôt qu'à des prolongations. Je finis par botter en touche en prétextant un rendez-vous important, une course à faire, un combat pressant à mener.

              Parfois, par mesure compensatoire, je me fais capitaliste, en pensée, pour équilibrer un débat perdu d'avance dans les miasmes des convictions indéboulonnables de mes pairs. Alors, je ne me gargarise plus de lutter contre l'enlisement moral auquel l'argent nous condamne. Je consomme dans le silence de ma hutte. Le Robinson de Michel Tournier, dans ses Limbes du Pacifique me fait augurer tout ce qui nous sépare peut-être de la véritable civilité:


"Je mesure aujourd'hui la folie et la méchanceté de ceux qui calomnient cette institution : l'argent ! L'argent spiritualise tout ce qu'il touche en lui apportant une dimension rationnelle - mesurable - et universelle - puisqu'un bien monnayé devient virtuellement accessible à tous les hommes. La vénalité est une vertu cardinale. L'homme vénal sait faire taire ses instincts meurtriers et asociaux - sentiment de l'honneur, amour-propre, patriotisme, ambition politique, fanatisme religieux, racisme - pour ne laisser parler que sa propension à la collaboration, son goût des échanges fructueux, son sens de la solidarité humaine. Il faut prendre à la lettre l'expression âge d'or et je vois bien que l'humanité y parviendrait vite si elle n'était menée que par des hommes vénaux. Malheureusement, ce sont presque toujours des hommes désintéressés qui font l'histoire, et alors le feu détruit tout, le sang coule à flots. Les gras marchands de Venise nous donnent l'exemple du bonheur fastueux que connaît un état mené par la seule loi du lucre, tandis que les loups efflanqués de l'Inquisition espagnole nous montrent de quelle infâmie sont capables des hommes qui ont perdu le goût des biens matériels. Les Huns se seraient vite arrêtés dans leur déferlement s'ils avaient su profiter des richesses qu'ils avaient conquises. Alourdis par leurs acquisitions, ils se seraient établis pour mieux en jouir, et les choses auraient repris leur cours naturel. Mais c'étaient des brutes désintéressées. Ils méprisaient l'or. Et ils se ruaient en avant, brûlaient tout sur leur passage."

dimanche 12 novembre 2017

Antitweet 129


Toute oeuvre humaine est collective, quand bien même bouillerait-elle en une seule conscience persuadée d'être détachée des autres, dans l'art et la littérature, par cette commune croyance au phénomène de la personnalisation des méthodes et des idées.

Etienne Milena ©

vendredi 3 novembre 2017

Antitweet 128


Précaution de rigueur - Pour rendre le moment agréable et fédérateur, un argument irréfutable ne devrait pas avoir la moindre place dans une conversation.


Etienne Milena ©

lundi 30 octobre 2017

Antitweet 127



Nos ennemis nous pardonnent plus facilement nos défauts que nos qualités.


Etienne Milena ©

dimanche 22 octobre 2017

Antitweet 126



La moquerie vise toujours le ratage d'autrui, quand elle est la plus claire manifestation de notre propre ratage.


Etienne Milena ©

vendredi 6 octobre 2017

Antitweet 125



Ne rien approfondir reste la condition sine qua non de l'indignation circulaire, qui passe de réseau social à réseau social, et se tient par son propre flux, comme ce monde de l'argent dont elle se prétend la plus grande pourfendeuse. Cela se fait aux dépens d'autres indignations, qui demandent du temps et de l'intelligence, c'est-à-dire des matières qui ne sont pas des produits de première nécessité pour l'indignation collective, qui a moins besoin d'idées que de pouces levés.

Etienne Milena ©

jeudi 5 octobre 2017

Antitweet 124



Il refuse, fait son métier du refus; il s'imagine déjà comment refuser ce que les autres n'exigeront jamais de lui. Face à l'absence de propositions, il ne se refuse pas le plaisir du refus, en pensée, s'entend, échafaudant des théories contre lesquelles maugréer. 

Etienne Milena ©

jeudi 21 septembre 2017

Antitweet 123


"- Docteur, je me déteste.
- Descendez de votre piédestal."


Etienne Milena ©

mardi 5 septembre 2017

Antitweet 122


Assigner un mérite au déplacement vertical autre que le travail coordonné des jambes et des machines de transport :  fantasme du voyageur, qui n'a plus que les photographies d'un decorum surexploité pour poursuivre cette chimère sur les réseaux sociaux et s'en féliciter jusqu'au déplacement suivant. Le déplacement rotatif (travail) précède le déplacement horizontal (voyage) du corps pour former les individus des zones de confort au culte du soi télétransportable, en attendant la Lune.

Etienne Milena ©


lundi 21 août 2017

Un métier respectable




G+
Etienne Milena
Eleveur de porcs
Gestion du personnel.

Cette mention somme toute neutre et bon enfant à l'élevage porcin a été caviardée par les robots de google, qui l'ont sans doute jugée irréverencieuse et impropre à la consommation. Au bout de deux ans,  autant dire qu'à ce rythme, ils ne sont pas près de se payer Kasparov. Je ne relèverais pas cette censure sans importance si elle n'était pas emblématique du manque de jugeote du monde du numérique. Comment expliquer à ces robots (joli et unique mot tchèque de la langue française inventé par Çapek) l'étendue de leur incompétence robotique. Aurais-je voulu écrire "éleveur de porcs" pour décrire les usagers du Net, je ne vois pas pourquoi censurer mon ire. Comme dit Larry Flynt dans le film éponyme de Forman: "C'est tout de même mon droit d'avoir mauvais goût". Or, ce n'est pas le cas. Il s'agissait d'une référence précise que je glisse ici par mesure de compensation.


"Au XXe siècle, l'Occident a développé les "industries culturelles". Le capitalisme s'empare de la question du beau et s'occupe de la production du goût. Les artistes sont contingentés dans des musées et des galeries pour établir un marché spéculatif pour les bourgeois ayant besoin de somptuaire. Pour les masses, les industries deviennent les grandes surfaces, la publicité, les grandes marques. Il s'agit de ce que mon ami Gilles Chatelet appelle "vivre et penser comme des porcs". Pasolini s'est beaucoup intéressé aux porcs. Avez-vous vu comment s'organise la distribution de la nourriture à des porcs ? Eh bien si vous regardez la manière dont cela se passe, cela ressemble beaucoup à un supermarché. Les mouvements artistiques ont tenté de "resomptualiser" ce devenir-radicalement prophane du monde. (...) L'art est devenu un marché, et un marché pollue toujours la marchandise." (Bernard Stiegler)


dimanche 20 août 2017

Assez




Quelle foutrerie que l'existence ! Et quel sentiment de défaite celui qui suit toute collusion avec les autres, à qui on ressemble, de la barbe aux orteils. La plouquerie mortifère occupée de ses petites affaires de zguègue et de cul, de l'ouvrier boiteux au rentier ramassé dans sa bave de suffisance. Des esprits choisis embellissent le tableau, dit-on ! "Esprit choisi" toi-même, camarade ! La même daube, la même envie de peinturlurer de ses fluides le monde entier, de déféquer sur ce qui n'est pas du même parti, de tout escamoter et tout ratiboiser autant que faire se peut, pour mieux s'astiquer la tige sur la plaine des âmes sensibles !

Les factures payées, c'est ce qu'il reste : foutre et refoutre, voyager si possible, refoutre encore, attirer l'attention par quelque moyen que ce soit, et se bourrer le mou d'idées flamboyantes, celles d'avoir fait les choses correctement, bien loin, sur le plan évolutif, de la déraison des chimpanzés.

L'humiliation de vous ressembler.

Etienne Milena


mercredi 16 août 2017

Antitweet 121


L'esclave, dans sa souffrance et l'aberration de sa condition, reçoit la rétribution minime, pour survivre et continuer ses travaux de manière efficace, à l'image de sa projection moderne, le travailleur actif. Il n'en est pas de même pour le plus ancien métier du monde, où l'activité incessante rythme les nuits et les journées,  et la liberté se limite aux regards approbateurs d'une autorité illégitime et inférieure en tous points, où la seule rétribution de tant de sacrifice et de temps pour les autres demeure l'expulsion sociale à moyen terme et les médisances du voisinage : femme au foyer.


Etienne Milena ©


mardi 15 août 2017

Antitweet 120


Le besoin de guider les autres naît généralement d'un rendez-vous manqué avec soi-même.


Etienne Milena ©

Antitweet 119



L'amour obéit à l'instinct; le respect, à une éducation choisie. Le second jouit d'une popularité moins grande que le premier, car son mérite est moins visible pour la majorité, bien qu'il soit plus important.

Etienne Milena ©


Antitweet 118


L'amitié devrait posséder son propre tabou de l'inceste. Un espace réduit de défiance mutuelle et de séparation sert de fertilisant au meilleur des sentiments.

Etienne Milena ©

mercredi 9 août 2017

Arquitectura





" A veces ocurre que confundo un cabaret con un crematorio y paso por lugares destinados a la diversión con el ligero escalofrío que provocan las dependencias de la muerte. Confusiones como esta hubieran sido imposibles años atrás. Entonces, con algún que otro rodeo, se podía por lo menos relacionar lo feo, lo tosco y lo malogrado con lo bello, lo delicado y lo bien construido. Un edificio que recordara vaga, aunque dolorosamente, a un templo clásico era sin lugar a dudas un teatro de opereta. Lo que parecía una iglesia era una estación central. Era embarazoso, pero en cierto modo también práctico. Uno se sabía al dedillo las leyes de la verdad aparente y reconocía sin falta el sucedáneo allí donde divisaba lo auténtico. Si dabas con mármol, automáticamente sabías que se trataba de yeso. Sin embargo, desde que a los hombres se les ocurrió que su época, la moderna, requería un "estilo moderno", de nada me sirven las reglas con las que antes era capaz de equivocarme con total seguridad. Es como si todo el vocabulario falso de un dialecto convencional que uno ha aprendido con esfuerzo hubiera perdido validez. Puede ocurrir que con las prisas ante un inminente viaje en tren busque por ejemplo un cine con el propósito de hallar una estación. Pero este método ya no es válido. Lo que antes, nunca sin rodeos, creía que era una estación es ahora un salón de té en un palacio de deportes. Las fachadas de la época moderna me provocan desconcierto.

Mayor perplejidad causa la arquitectura de interiores. Que las salas de operaciones blancas y esterilizadas son en realidad pastelerías ya lo sé. Pero sigo confundiendo  una y otra vez esos tubos largos de vidrio que cuelgan de la pared como termómetros. Está claro que son lámparas, o, como se dice ahora más correctamente, "punto de luz". El tablero de una mesa de cristal no sirve para que el cliente pueda verse cómodamente las botas mientras come, sino para producir ese chirrido, que le llega a uno hasta la médula, al desplazar el cenicero de metal sobre el material transparente. Existen unos objetos bajos, amplios, hechos de una madera barnizada de blanco, sólida, que no tienen patas, recuerdan una caja y son huecos. En esos objetos se sienta la gente. En verdad no son sillas, sino más bien "asientos". La confusión puede afectar también a los objetos animados que conocemos con el nombre genérico de "personal". Una muchacha de pantalones rojos y chaqueta azul con botones dorados, tocada con una gorra redonda, como las de los bosnios, a la que yo - si la malicia de esta época no me hubiera hecho un poco desconfiado - habría tomado sin dudarlo por un hombre, y a la que sin embargo, estúpido como soy, confundí con una especie de guardia de corps salido de una película de época, esta muchacha, digo, se ocupa en realidad del guardarropa, los cigarrillos y la muñecas de seda, delgadas y sin articulaciones que recuerdan a los alegres cuerpos sin vida de los ahorcados.

La arquitectura de interiores puede conducir a situaciones peligrosas. Pienso con cierta nostalgia en aquella falta de gusto suave, apaciguante, de terciopelo rojo, de unas habitaciones en las que la gente vivía desprevenida. Era un ambiente poco saludable, lúgubre, frío, lleno probablemente de bacterias perjudiciales, y pese a todo agradable. La acumulación sobre las cómodas de baratijas inútiles, frágiles y sin embargo cuidadosamente conservadas generaba una confortable indignación que lo hacía a uno sentirse como en casa. Incumpliendo todos y cada uno de los requisitos de la salubridad - que son un suplicio - , se cerraban todas las ventanas y no había un solo ruido que llegara de la calle y se colara en las inútiles y sentimentales conversaciones familiares. Llenas de gérmenes infecciosos, unas mullidas alfombras hacían que la vida mereciera ser vivida y la enfermedad fuera un consuelo, y por las noches, como una bendición, una araña de cristal sin estilo daba una luz suave y serena.

Con tal falta de gusto vivían nuestros padres. Los hijos y los nietos, en cambio, viven en unas condiciones de salubridad exageradas. Esta abundancia de luz y de aire propia de los nuevos edificios no existe siquiera en la mismísima naturaleza. Un estudio acristalado hace las veces de dormitorio. Se come en el gimnasio. Habitaciones que uno hubiera jurado sin el menor reparo que eran pistas de tenis sirven de biblioteca y de salón de música. El agua murmura en miles de cañerias. Hacen ejercicio en los acuarios. Descansan después de las comidas tumbados en mesas de operación de color blanco. Y por la noche unos fluorescentes ocultos iluminan la habitación de manera tan uniforme que deja de estar iluminada. Es un estanque de luz.


Müncher Illustrierte Presse, 27 de octubre de 1929"


Joseph Roth, Arquitectura in Crónicas berlinas

Antitweet 117


La brièveté est l'ultime tour de l'artifice.


Etienne Milena ©

jeudi 3 août 2017

La littérature du Mal







« Son rêve était de vivre dans une société honnête, parce que la mauvaise société, disait-elle, c’était comme un coup d’assommoir, ça vous cassait le crâne (…) »             

                                            Emile Zola, L’Assommoir  



               Il aura fallu quelques siècles de tergiversations pour que le Roman soit plébiscité par les foules et les lecteurs compétents. Jusqu'alors, il n'était qu'une manière de diversion pour des lectrices qu'on jugeait d'une impayable sottise. Quel est ce moment où il trouva sa légitimité ? La relation qu’il noue avec l’idée de démocratie – puisqu’il est à la fois le reflet d’une subjectivité dans le monde et le miroir d’une société en phase de démocratisation – l’aurait plutôt desservi. 

Ce qui lui a donné un semblant de crédibilité, ce qui lui aurait fait entrer de plain pied dans l'histoire littéraire se mesure aux nombres de « il faut » qu’il se met à laisser entendre : en d’autres termes, sa prise en considération de visées morales hisse le roman au niveau des genres majeurs. Pour devenir crédible aux yeux de tous, il a du se mettre à impliquer une leçon de vie, une réflexion susceptible de parfaire la conscience de ses contemporains.

L’influence du mélodrame dans le champ romanesque dans la première moitié du XIXe siècle n’a fait qu’intensifier cette profusion d’ingrédients empreints de moralisme. Et l’influence chrétienne n’a pas été moins forte dans l’élaboration du genre. Au XIXe siècle – comme par la suite – Dieu n’en est qu’aux prémisses de sa lente agonie.

       S’il faut s’arrêter brièvement sur la culture chrétienne de grands romanciers du XIXe siècle, contournons cet écueil en choisissant d'emblée celui dont le background religieux se déverse dans son œuvre toute entière, dans une Russie en émoi : Fédor Dostoïevski. Il ne faudrait pourtant pas voir dans un travail d’écriture connoté de religiosité l’œuvre commune d’un plat dévot. Dostoïevski est l’écrivain du doute et cette idée même de l’existence de Dieu restera selon ses propres dires l’unique et véritable interrogation de sa vie. Les références bibliques de Dostoïevski servent une problématique beaucoup plus large que la simple démonstration menant à la leçon morale. La parabole biblique ne lui sert pas d'illustration, mais de source de création. Crime et châtiment, avant d'être le sismographe exceptionnellement orchestré d'une errance intérieure, est l'illustration du message rédempteur du livre sacré. Les Evangiles furent les seuls ouvrages autorisés à Dostoïevski lors de ses quatre années de bagne et nul doute qu’ils s’inscrivirent dans sa conscience à l’image du manuel d’échecs du détenu de Zweig dans Le Joueur d’échecs. Il existe cependant une marge entre la connaissance d’une œuvre, fût-elle parfaite, et son application quotidienne. 

       Dans Les Démons, le message est clair, voire radical : le nihilisme ne mène à rien, la seule voie possible réside dans l’application du message christique, a fortiori lorsqu’on parle de l’identité nationale russe. L'identité nationale russe... N’était la vitalité du texte dostoïevskien, une telle idée serait par trop ténue pour qu’on se penche trop longuement sur elle en d'infinis articles.

Les Démons fait partie des derniers longs romans sombres de l’écrivain, avec L’Adolescent et Les Frères Karamazov. Nous y retrouvons d’ailleurs l’esquisse de la figure religieuse centrale des Frères Karamazov, pavé dont tout le monde parle mais que personne ne lit. En effet, le Tikhone des Démons n’est pas sans rappeler le starets Zosime, dans ses paroles pétries de sagesse (Tikhone paraissant toutefois davantage hérétique, ce qui convient relativement bien à l’atmosphère de déchéance nihiliste du roman). Par ailleurs, ce n’est pas un hasard si Les Démons s’achève sur l’entrevue de ce vieux sage avec Stavroguine. Ce genre d’entretien entre deux êtres appartenant à des univers diamétralement opposés, l’un religieux et l’autre atteint d’insanité, aura à nouveau lieu dans Les Frères Karamazov, quand le starets accueille le père d’Aliocha qui se lance tout de go dans ses bouffonneries équivoques. Nous revenons sur ce passage à dessein, tant il est emblématique de la tournure que prend l’œuvre de Dostoïevski dans les dernières années de sa vie. Le personnage du starets renvoie à l’idée de vieillesse, mais surtout de sagesse éclairée. Il est aussi ce Père de l’église, représentant des valeurs de tolérance et de compassion, médium du message christique comme la lumineuse putain de Crime et châtiment. L’application de ses valeurs et principes reste la seule alternative qui échoit au peuple russe pour qu’il soit sauvé de sa gangrène nihiliste. Face à lui, le père Karamazov « singe son idéal », pour reprendre une  expression de Nietzsche. Il est ce père qui minaude, qui s’enlise dans une rhétorique marquée de déraison plus que de dérision, il est ce symbole du pouvoir familial crucial qui s’absente et s’absout de ses vices. Cette absence du père est entérinée par sa mise à mort.

L’idée de parricide est également latente dans Les Démons. Stéphane Trophimovitch est dénoncé par son fils, qui le « suicide » indirectement, si l’on nous permet d’user d’une telle expression. Le parricide est le symbole de l’ingratitude des fils, d’une société nouvelle qui fait table rase des valeurs qui semblaient pourtant ancrées dans l’idiosyncrasie d’un peuple, pour lui substituer le monde de la concupiscence et de l'appétit de soi. 

Les Démons montrent le manque d’issue face à cet état de fait, la fin du roman pouvant être perçue comme un schéma à rebours de celui de Crime et châtiment, puisque le livre se conclut sur une rédemption ratée – Stavroguine se suicide et commet donc le plus grave des crimes – au lieu d’une résurrection spirituelle comme c’est le cas pour Raskolnikov. Ici aussi, la référence utilisée par Dostoïevski pour illustrer les agissements de ses protagonistes est clairement extraite du texte sacré : il ne s’agit plus de Lazare comme c’est le cas dans Crime et châtiment mais d’un passage de l’Apocalypse repris à la fois par le père devenu fou, Trophimovitch, et le fils suicidé de Varvara Pétrovna, Stavroguine, tous deux avant leurs fins tragiques. C’est bien ce passage, ou bien plus, ce « déclin » de la pensée des pères vers les fils que Dostoïevski a voulu mettre en lumière dans son roman : « C’est cette parenté, cette permanence de l’idée qui se développe en passant des pères aux fils que j’ai voulu exprimer dans mon œuvre. » nous dit-il dans sa préface. La pensée pseudo « révolutionnaire » des pères trouve son prolongement immédiat dans la destruction pure : et Dostoïevski d’esquisser indirectement une réflexion sur la transmission du savoir (puisque Verkhovensky est l’élève de Trophimovitch) : celle-ci devient trahison. L’écrivain nous laisse entendre en ce cas l’origine commune de ces deux notions.

*

     Dans le cas d'un autre écrivain majeur du même siècle, Emily Brontë, c'est la morale victorienne qui s'immisce dans l'art. L'époque durant laquelle elle publie son roman est souvent perçue par les critiques comme une période d’apogée teintée d’un bas moralisme, d’un matérialisme et d’une expansion coloniale anglaise tendant à dévoiler l'égocentrisme latent d'un Empire glouton. Telle est l’avis d’un Stephen Zweig qui parle du rapport de Dickens avec cette époque victorienne en ces termes cinglants :

« C’est seulement lorsqu’on hait du plus profond de son âme l’étroitesse hypocrite de la culture victorienne qu’on peut mesurer, avec une entière admiration, le génie d’un homme qui nous a forcés à trouver intéressant et presque digne d’amour ce monde antipathique du rassasiement et de l’embonpoint (…). »

Il ne s’agira pas de gloser à l’infini sur le bien fondé d’une telle condamnation. Réglons le problème sur le champ en affirmant que l’œuvre de Brontë n’est que modérément le reflet de son époque.

   D’abord, le cadre du roman, nous l’avons dit, se situe dans un no man’s land spatial et mental. La solitude envahit le lieu, jusqu’au nouvel arrivant, Lockwood, qui est célibataire, et isolé comme un chien citadin abandonné sur une route de campagne. Emily Brontë se sert du caractère angoissant de ces paysages pour donner une atmosphère gothique à son roman.


Le roman de Brontë est tendu vers un passé mythique, même si l’histoire principale a seulement lieu quelques années avant le temps de la narration, nous l’avons dit, dans les dernières décennies du XVIIIe siècle. A l’image d’un Stendhal, mais pour des raisons toutes autres, Brontë appartient d’une certaine façon au siècle qui la précède. Les traditions, la juste répartition des tâches dans cette mini-société qu’est la famille de Wuthering Heights sont clairement perceptibles. Un point commun notable la rattache pourtant à l’époque victorienne où elle écrit : une certaine politesse de fond dans les relations (certes bousculée par les agissements de cette formidable figure récalcitrante du nom d'Heathcliff), une certaine manière d’appréhender le silence, manière à laquelle participe l’espace désertique du roman.
      
        La famille telle que Brontë la montre est étrange comme son paysage. Nous nous retrouvons dans le roman, au cœur d’une opposition devenue bancale entre liaison amoureuse et mariage forcé. En effet, les mariages arrangés de la story sont autant marqués du sceau de l’immoralité que les liaisons et les amours quasi-incestueuses qui la composent. Aussi, sans glisser sur la pente douteuse de la leçon morale, l’œuvre de Brontë s’astreint à donner la parole à une voix à la fois raisonnée et dépassée par les évènements, pour essayer de retrouver une logique interne à ce réseau de relations chaotiques : cette voix, c’est celle de Nelly, une domestique fort sage et terriblement équilibrée.

    Nelly Dean est cette haute figure d’une société traditionaliste qui ne manque pas de repères. Les remontrances de Nelly ont toujours ce fond reconnaissable  de simple éducation religieuse qui explique les choses d’une manière rudimentaire et arrondie. Elle s’évertue de répéter les leçons du texte sacré, la juste répartition des tâches, les règles de vie dont elle est le chantre. Ainsi dit-elle à Heathcliff, qui s’écarte des sentiers battus de la morale chrétienne : 

“ 'For shame, Heathcliff!' said I. 'It is for God to punish wicked people; we should learn to forgive.' ” 

Le pardon fait partie des valeurs qui lui sont chères, au même titre que de simple marques de piété. Ce qu’elle reproche à Heathcliff, c’est bien son indépendance face au créateur, son manque de piété, qui l’engage dans la voie du blasphème : 

“He [Heathcliff] neither wept nor prayed; he cursed and defied: execrated God and man”

Face à Isabella, le sermon et la rhétorique de la domestique ne changent guère. L’acte de l’ouverture du texte sacré est toujours l’indice d’une conscience proprette, un acte qui, négligé, instaure le doute quant à la valeur morale d’une personne :

«  'Fie, fie, Miss!' I interrupted. 'One might suppose you had never opened a Bible in your life. If God afflict your enemies, surely that ought to suffice you. It is both mean and presumptuous to add your torture to his!'

Plus tard, lorsque Nelly se lance dans une comparaison entre Linton et Hindley, on ne peut voir au début que peu de différence entre les deux personnages. La valeur morale des deux prédomine, surtout lorsque Nelly use d’un jargon connoté d’une morale primaire, avec ses idées de destin, de bien et de mal : 

“I could not see how they shouldn't both have taken the same road, for good or evil.”.

Ce qui fait finalement la différence au fil de sa description, c’est la piété de Linton qui l’élève aux yeux de la servante vers d’autres sphères : 

“Linton, (...) displayed the true courage of a loyal and faithful soul: he trusted God; and God comforted him.”

De tels exemples sont très fréquents dans le roman. Nelly a beau s’en prendre nommément à Joseph qu’elle qualifie de « Pharisee " elle n’en demeure pas moins tout autant le produit d’une culture marquée par une morale chrétienne. Il est vrai cependant qu’elle se montre supérieure au vieux serviteur, dont la manière de parler est sciemment retranscrite par l’écrivain dans tous ses écarts pour faire rejaillir le caractère primitif du personnage.

      Ainsi, comme dans la vie réelle, dans Wuthering Heights, les personnages les plus moralisateurs sont issus des couches inférieures de la société. Le fil d’une narration principale donnée à une domestique n’est pas le fruit d’un hasard. Cela permet à l’écrivain d’instaurer un contraste entre la vision et la voix naïve et « innocente » d’un être simple et une story complexe qui investit en profondeur les rouages des passions humaines, procédé très utilisé un siècle auparavant lui-même héritier du "nice" médiéval. Est-ce à dire (grossièrement du moins) que ce monde des passions serait celui du Mal et que Nelly représenterait celui du Bien, à l’image de l’Idiot de Dostoïevski lequel est, rappelons-le, un prince et non un moujik ? Il serait fort hâtif de conclure cela. La narration du roman n’est pas simple, car elle n’est pas seulement donnée à la servante. Emily Brontë commence par utiliser la voix de cet autre pourvoyeur de bonnes pensées qu’est Lockwood, cet homme pourtant moins fermé que son nom le laisse augurer. Ainsi, son ironie face au bigotisme de Joseph est d’emblée visible. Il s’agit là d’un trait d’ « humour » tout britannique 
:
« [...] looking, meantime, in my face so sourly, that I chaitably conjectured he [Joseph] must have need of divine aid to digest his dinner, and his pious ejaculation had no reference to my unexpected advent. »

Pourtant, nous devons bien nous résoudre à voir dans Lockwood un instigateur de valeurs familiales, à l’image de Nelly (laquelle sacrifie d’une certaine manière son existence pour des mécréants), puisqu’il veut se marier avec Catherine. Lockwood est pétri d’une sorte de transparence bourgeoise. Il est aussi propre que les draps de la servante dévouée. En ce sens, il est son prolongement bourgeois. Les deux figures narratives obéissent à un souci d’ordre moral, c'est-à-dire à la volonté de prodiguer les valeurs du bien-penser, et à un souci d’ordre éthique : en l’occurrence l’instauration du bien-agir en ces lieux obscurs.


*

      En ce qui concerne le troisième auteur qui fermera ce tryptique ponctuel, Zola, le roman familial prend d’autres proportions. Il faudrait prendre l'intégralité de ces volumes pour en extraire l'unicité, ce qui n'est pas une mince affaire. Des lectures d'une belle teneur nous en prive pour l'instant, et les journées ne se forment que de vingt-quatre heures. C’est bien une peinture des mœurs de son temps que Zola a voulu faire, ou plutôt une fresque, puisque les Rougon-Macquart s’étendent à une vingtaine de romans se reflétant les uns les autres. L’influence de l’art pictural sur l’oeuvre de Zola est d’ailleurs notoire, plus que les lectures. L’histoire littéraire a fait de l’auteur de Germinal la figure de proue du naturalisme romanesque, ce qu’il a été, bien entendu. Cependant, l’usage d’une méthode scientifique visant au réalisme dans l’élaboration d’un art romanesque n’exclut en aucun cas l’engagement de l’auteur, ni sa prise en considération de certaines lectures romantiques de sa jeunesse, lesquelles réapparaissent volontairement ou non dans sa prose. L’héritage du scientisme ou des recherches anthropologiques de son époque n’incite pas Zola à faire l’impasse sur idée d’une écriture porteuse de leçons pour ses lecteurs. 

Zola envisage son œuvre future comme on entreprend l’élaboration d’une vengeance, d’une façon comparable à celle de Flaubert qui appréhende Bouvard et Pécuchet comme son « livre des vengeances », à la différence que ce dernier s’est toujours évertué de dénoncer la bêtise de ses contemporains en suivant la technique narrative de l’impassibilité totale, ce qui n’est pas toujours le cas de Zola.

Jeune provincial empli d’idéaux et d’ambition, arrivé (dans le cas de Zola, on pourrait dire « revenu ») dans la capitale à l’image d’un personnage balzacien, Emile Zola confie à son ami Cézanne son intense dégoût face aux vices de ses contemporains et l’impulsion que ce dégoût lui permet d’avoir pour entamer son travail d’écriture :

« Moi qui aurais pu me disculper, je ne voulus pas descendre jusque-là: je conçus un autre projet: les écraser sous ma supériorité et les faire ronger par ce serpent qu'on nomme l'envie. Je m'adressai à la poésie, cette divine consolation: et si Dieu me garde un nom, c'est avec volupté que je leur jetterai à mon tour ce nom à la face comme un sublime démenti de leurs sots mépris

    
Etienne Milena

mercredi 5 juillet 2017

Antitweet 116



Dans toute idéologie proclamée ou non, ce n'est pas la moindre gageure de savoir discerner les idées reçues des idées volées, qui sont l'équivalent des globules blancs et rouges pour le corps humain.

Etienne Milena ©

mardi 4 juillet 2017

Antitweet 115




La réalité se réduit à quelques tiroirs de coutumes et de tendances que l'on possède jusqu'à en être possédé ; la réalité des savoirs, quant à elle, se réduit à des annexes et quelques idées vagues, brinquebalées d'une émission télévisée à une autre, d'un livre à un autre, d'un blogue à un autre, slogans du sponsor des masses alphabétisées "opposées" sur d'infimes points : le fond est celui du "savoir général", qui possède les traits de l'ignorance qu'il prétend combattre. Dans ce monde-là, où tout est interchangeable, les goûts et les penchants littéraires deviennent des avis tranchés qui se substituent aux soufflets de l'ironie.



Etienne Milena ©

dimanche 25 juin 2017

Vitamines

 
Jean-Michel Basquiat, Boy and Dog in a Johnnypump



"L’avantage non négligeable d’avoir beaucoup haï les hommes est d’en arriver à les supporter par épuisement de cette haine même."

Cioran, De l'inconvénient d'être né


"Accepter une croyance uniquement parce que c’est la coutume, - cela signifie au fond : être malhonnête, être lâche, être paresseux !- Ainsi la malhonnêteté, la lâcheté et la paresse constitueraient les bases de la moralité ?

Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, on sent aujourd’hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir -, qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l’on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l’on adore aujourd’hui la sécurité comme la divinité suprême. – Et puis ! épouvante ! Le « travailleur » justement, est devenu dangereux ! Le monde fourmille d’« individus dangereux » ! Et derrière eux, le danger des dangers – l’individuum !

(Nietzsche, Aurore)



« Vouloir » quelque chose, « tendre » à quelque chose, avoir « un but », « un désir » en vue – je ne connais rien de tout cela par excellence. En cet instant même, je considère mon avenir – un vaste avenir – comme une mer étale : aucun vœu n’en vient rider la face de l’eau. Je ne veux pour rien au monde que les choses deviennent autres que ce qu’elles sont ; pour ma part, je ne veux pas devenir autre. Mais ainsi j’ai toujours vécu. Je n’ai jamais eu aucun désir."

(Ecce Homo)




Le meilleur auteur – Le meilleur auteur sera celui qui a honte d’être un homme de lettres.

(Humain, trop humain)


mardi 6 juin 2017

Antitweet 115



Symptôme - Lorsqu'une personne se vante de dire "ce qu'elle pense", comprendre qu'elle passe son temps à dire ce qu'elle ne prend jamais le temps de penser.

Etienne Milena ©

lundi 5 juin 2017

Petite parenthèse





Depuis quelques semaines, des vidéos tournent en boucle sur Internet. J'ai fini par être interloqué devant ces canulars que mes suppressions expédictives n'éliminaient jamais complètement. Comme si ces images étaient en train de ronger les nerfs de la Toile. Un jeune compatriote me signale qu'il s'agit du programme le plus regardé en France, animé par une espèce d'hindou coprophage, sorte de Mickaël Youn quarantenaire qui affuble une assemblée d'éboueurs du journalisme de blagues de son cru, aussi sales que ses acolytes, putains délaissées des autres programmes de télé-réalités et autres ordureries sans nom. Je constate que ce pauvre con ne sait pas construire une phrase sans éructer. La greffe d'un cerveau dans cette immonde boîte crânienne ne sauverait pourtant pas ce noir tableau. Il paraît que cela fait des années qu'un million de personnes se "retrouvent" dans ce farfadet purulent et en ont fait leur invincible gourou. 


Au même moment, j'apprends que l'Espagne se convertira en Sahara à la fin du siècle. Et que la vente des livres en France, a chuté cette année de 9%. Un livre ne sauve personne, mais ce genre de statistiques, donne des hauts-le-coeur. Il convient donc de s'orienter dans l'Espace de la gloutonnerie merdifiante et remercier (de façon pontifiante mais chaleureuse) les agents de l'effort commun, les lecteurs de tout bord, anonymes gardiens des travaux de l'âme.

vendredi 2 juin 2017

Composition


Willem de Kooning, Composition,  1955


"Chaque fois que l'on (que je) cède à ses vanités, chaque fois qu'on pense et vit pour "paraître", on trahit. À chaque fois, c'est toujours le grand malheur de vouloir paraître qui m'a diminué en face du vrai. Il n'est pas nécessaire de se livrer aux autres, mais seulement à ceux qu'on aime. Car alors ce n'est plus se livrer pour paraître mais seulement pour donner. Il y a beaucoup plus de force dans un homme qui ne paraît que lorsqu'il le faut. Aller jusqu'au bout, c'est savoir garder son secret. J'ai souffert d'être seul, mais pour avoir gardé mon secret, j'ai vaincu la souffrance d'être seul. Et aujourd'hui, je ne connais pas de plus grande gloire que de vivre seul et ignoré. Écrire, ma joie profonde ! Consentir au monde et au jouir - mais seulement dans le dénuement. Je ne serais pas digne d'aimer la nudité des plages si je ne savais demeurer nu devant moi-même. Pour la première fois, le sens du mot bonheur ne me paraît pas équivoque. Il est un peu le contraire de ce qu'on entend par l'ordinaire "je suis heureux".

Une certaine continuité dans le désespoir finit par engendrer la joie. Et les mêmes hommes, qui à San Francesco, vivent dans les fleurs rouges, ont dans leur cellule le crâne de mort qui nourrit leurs méditations, Florence à leur fenêtre et la mort sur la table. Pour moi, si je me sens à un tournant de ma vie, ce n'est pas à cause de ce que j'ai acquis, mais de ce que j'ai perdu. Je me sens des forces extrêmes et profondes. C'est grâce à elles que je dois vivre comme je l'entends. Si aujourd'hui me trouve loin de tout, c'est que je n'ai d'autre force que d'aimer et d'admirer. Vie au visage de larmes et de soleil, vie dans le sel et la pierre chaude, vie comme je l'aime et je l'entends, il me semble qu'à la caresser, toutes mes forces de désespoir et d'amour se conjugueront. Aujourd'hui n'est pas comme une halte entre oui et non. Mais il est oui et non. Non et révolte devant tout ce qui n'est pas les larmes et le soleil. Oui à ma vie dont je sens pour la première fois la promesse à venir. Une année brûlante et désordonnée qui se termine et l'Italie; l'incertain  de l'avenir, mais la liberté absolue à l'égard de mon passé et de moi-même. Là est ma pauvreté et ma richesse unique. C'est comme si je recommençais la patrie ; ni plus heureux ni plus malheureux. Mais avec la conscience de mes forces, le mépris de mes vanités, et cette fièvre, lucide, qui me presse en face de mon destin."


Albert Camus, Carnets I (15 septembre 1937)




"Tout ce à côté de quoi l'on passe ! Tout ce que l'on ne peut dire ! Que l'on n'a pas le temps de comprendre ! Pas les moyens de faire ! Les millions de vie que l'on pourrait vivre ! Voilà bien des lamentations fausses et inutiles. Je sais, pour ma part, que si je manque quelque chose ce sera de ma faute. Je puis tout découvrir, tout vivre, grâce au coeur, grâce à l'imagination, grâce à l'oeuvre. Pour qui est fort, courageux, inspiré, chaque heure est séculaire.
Je me sens une solide et sainte répugnance pour messieurs les "Trop tard".


Jean-René Huguenin, Journal (14 février 1956)

jeudi 1 juin 2017

Plaire


Moon-Woman, Jackson Pollock


Lorsque l'on entre dans ses différents réseaux sociaux, dont celui, plus animé et significatif, de l'extérieur de notre immeuble, de notre maison, nous ne sommes plus les seuls spectacteurs de nous-mêmes. Voilà pourquoi, un certain taux de seduction dicte le monde lorsque l'on s'extériorise un peu, même quand l'intérêt semble atténué par un certain sens du sacrifice. Même un moine shaolin cherche à se montrer séduisant devant Dieu, bien qu'il donne un nom différent au vide qui l'entoure. Les évangélistes des mégachurches tendent à ce Père absent leurs bras de bébés déchus, comme des aveugles en manque d'air, et les musulmans se font la toilette avant de se prosterner, dans une tradition sans doute héritée des maîtres-yogis, excellente pour les articulations.

Tout cela ne représente cependant pas une dilution totale de l'ego.

Il y a dans un coin de chaque être un Eyes Wide Shut. Un Orphée qui veut voir l'impossible. Cet angle mort qui est un angle de vie, puisqu'il préside à tous les actes, est à peine conceptualisable : il est pourtant l'unique objectivisation possible de soi-même. Il commande le ballet de l'existence, où son sordide jeu de dupes (suivant les perceptions de notre entendement si celui-ci est prédisposé aux joies ou au marasme). 

Plaire est le seul but recherché par la volonté quand les animaux sont domestiqués. Même les chats, si fourbes et solitaires, savent charmer plus que quiconque. Et l'animal le mieux domestiqué, l'homme, en a fait sa spécialité.

Le processus de séduction est frustré, quand l'angle mort devient une porte ouverte, l'unique voie choisie par l'existence sortie de l'ombre.

Je ne sais si tout cela plaira, puisque les robots sont dépourvus de cette impulsion vitale, eux qui sont majoritaires, lorsque l'on se met à parler de choses sérieuses.

Etienne Milena, le 1er juin 2017


mercredi 24 mai 2017

Sacrifice




"Mais la confusion de l'intelligence et de la bêtise, de la vulgarité et de la beauté est, justement dans ces époques-là, si grande, si inextricable, qu'il paraît évidemment plus simple à beaucoup de gens de croire à un mystère au nom duquel ils proclament la dégénérescence progressive et fatale de quelque chose qui échappe à tout jugement exact et se révèle d'une solennelle imprécision. Il est parfaitement indifférent, au fond, que ce quelque chose soit "la race", "le végétarisme" ou "l'âme"; la seule chose qui importe, comme dans tout pessimisme bien compris, c'est d'avoir trouvé l'élément inéluctable sur quoi se reposer. Walter lui-même, bien qu'en des années meilleures il eût encore su en rire, comprit bien vite, dès qu'il en eut fait l'essai, quels avantages considérables il retirerait de ces doctrines. C'est lui jusqu'alors qui se montrait incapable de travailler et se jugeait mauvais, c'était l'époque, maintenant, qui se révélait incapable, et lui qui se retrouvait sain. Sa vie, qui n'avait abouti à rien, trouvait soudain une explication grandiose, une justification à la mesure des siècles, ainsi que l'exigeait sa dignité ; bien plus ; lorsqu'il lâchait la plume ou le crayon, qu'il venait de prendre en main, c'était maintenant comme un sublime sacrifice."

Robert Musil, "L'homme sans qualités"

Antitweet 114





Improbité du pardon - Tout élan de vengeance est une marque d'impuissance. Mais, c'est faire peu de cas de l'idée de confiance, que d'accorder toujours son pardon.

Etienne Milena ©

lundi 22 mai 2017

Antitweet 113



Ce rêve d'influer sur les décisions des autres. Celui, non moins répandu, d'influer sur nos propres décisions.

Etienne Milena ©

Antitweet 112


Lorsqu'il est démuni, l'homme éveille l'intérêt de deux types de personnes : les médiocres, qui décèlent en lui l'occasion de se croire supérieurs et distincts par la raillerie ou la charité, et les âmes sensibles, qui le considèrent comme le reflet le plus profond de l'humaine condition, qui est aussi la leur.


Etienne Milena ©


Antitweet 111



L'idéologie est la gamelle des bêtes apprivoisées. 

Etienne Milena ©

mardi 9 mai 2017

Les mains d'or





Les Grecs se sauraient-ils douter qu'un jour leur démocratie se définirait par le choix à faire entre la tenancière d'un bordel et un affairiste cocaïné? Certes pas. Les habitants d'Ebla se doutaient-ils que leur bibliothèque serait le point de départ d'une civilisation de l'écrit que se terminerait à quelques kilomètres de là, dans les décombres d'une Alep survolée par des drones et autres oiseaux de l'Apocalypse? Je n'ai pas la réponse. Il ne reste plus qu'à cultiver l'anachronisme et la glande éclairée. 

On me traite d'analphabète politique pour ne pas daigner voter. On a raison.

Il y a en moi un lecteur de Miguel Hernández et un amateur de Lavilliers qui respecte le monde des usines et du fer forgé. Un être qui se plait à parler au agents de production les moins favorisés, qui montrent souvent une hauteur de vue et une bonté incomparable au reste de notre société de services.

Mais un autre, bien plus sceptique et froid, se déclare très souvent à moi et finit par faire capoter tous les plans d'envoûtements idéologiques qui feraient de moi le plus fervent des votants. Cet autre voit dans les syndicats et les cris prolétaires l'expression de pauvres bêtes prises au piège d'un système avilissant dont ils ne sauront jamais s'extirper. Il comprend mais n'adhère pas. Comment regretter en effet que la France se désindustrialise? Comment se plaindre des alternatives proposées? Et surtout, comment pardonner qu'une partie de ces personnes mécanisées votent pour une infâme rombière qui déshonore ce pays par ses ricanements putassiers et sa bêtise intrinsèque? 

La possibilité de ne rien faire, accompagné du RSA et d'une saine propension à l'errance dans les médiathèques ne vaut-il pas l'agglutinement délétère au sein des chaînes de montage pour des motifs de reproduction et d'ennui ? 

Choisissez mieux vos combats, camarades, car, je vous le dis, la possibilité vous est donnée de ne rien faire.

Antitweet 110



La lucididité reste le meilleur contraceptif.


Etienne Milena ©

vendredi 14 avril 2017

Connaître Humberto Ak'abal






"J'ai commencé à écrire quand mes cicatrices ont fleuri."

Humberto Ak'abal


Petite porte

Cette poésie est seulement 
une petite porte pour que,
si tu le veux, tu entres dans mon coeur;
où les mots ne sont plus nécessaires.

Ce rêve

J'ai rêvé que j'étais enterré
des branches se sont élevées depuis mon corps
je me suis rempli de feuilles,
les oiseaux chantaient sur mes bras;
mon coeur croissait sur l'arbre.


Attentif

Être attentif aux remous de l'eau
sans jamais se mettre dans le sens du courant


Les raisons

Ces poèmes n'ont pas été écrits
pour sauver quoi que ce soit
sinon pour 
ne pas tout oublier


Courage

Après cinquante ans,
je ne parviens pas à mesurer les forces de son courage.

Combien de fois l'ai-je vue triste,
cassée sous le poids du travail,
pleurant en silence,
souffrant en son intérieur.

Et aujourd'hui, comme si soudain
j'avais levé les yeux;
je vois ma mère
et je me rends compte 
que moi aussi
je commence à vieillir...


L'autre pont

Si mes chevaux parlaient
ils te raconteraient sans ambages,
mes peines, tristesses, trahisons,
mes jours et mes jours de désoeuvrement

Ils te raconteraient
cette longue nuit où 
je ressassai ce thème...

De cette matinée
où je me suis rendu sur le pont
saisi d'une pensée triste,
En voyant le vide, 
J'ai senti la peur, 
je suis revenu et j'ai découvert mes cheveux blancs...


Le ciel fermé

Ce jour-là 
les nuages fermèrent le ciel 
pas une goutte de soleil.

Une coulée de vent frais 
nous décoiffait l'âme

Chaque fois qu'un tel jour s'annonce,
Même les mots se rident 


Humberto Ak'abal, Cuando las piedras hablan


traduction Etienne Milena pour ces fragments

mardi 11 avril 2017

Presidenciales





    La tentación se apoderado de uno, cuando piensa en la política, de alejarse y de construir una cabaña en un jardín para refugiarse en ella, como Cabeza-Cebolla, el personaje de Crumb que quiere cambiar el mundo con sus dos manos de pelagallos, y que finalmente, decide de no mover ni un dedo para enfocar su atención en el lento crecimiento de las zanahorias de su jardín, sin pensar en nada más que en la cosecha que se está preparando en solitario.

   Sin embargo, sería un buen ejercicio condensar en un articulo en español la competición que tiene lugar en Gabacholandia a estas alturas de las elecciones.

   Si debería dar una imagen acertada, diría que Francia, al igual que los otros países, funciona como una empresa cualquiera. Cada cinco año, la oligarquía elige un representante en marketing empleado para tranquilizar la población y los accionistas del Medef (el conjunto de las grandes empresas del país).

    Este año, el elegido tiene como nombre el de un banquero de 39 años, Emmanuel Macron.

    Frente a la amenaza que representa Marine Le Pen, que ha crecido de forma brutal desde los atentados (pero ya había empezado a crecer cuando simuló una riña con un padre demasiado extremista), Macron era un personaje que la prensa adulaba hasta la locura. Unos sondeos surrealistas le ponían en lo más alto cada día. Pero el tiempo ha pasado y el globo se ha deshinchado. Frédéric Lordon, el economista instigador del movimiento Nuit-Debout, denominaba a Macron "el tomate hidropónico", en referencia al su incapacidad a tocar el suelo, a juntarse y a escuchar a gente de clase más popular. De Macron, solo queda una imagen publicitaria con un eslogan prometedor ("Pensad "primavera"! En marcha!)  que ni siquiera los Guiñoles tuvieron que declinar en parodia... El caso Fillon, demasiado próximo a Putin y castigado como tal, no compensó este declive evidente.

   Quien puede aprovecharse de esta situación? Jean-Luc Mélanchon. Este antiguo hijo espiritual de Mitterrand se prepara para lo impensable: acceder a la presidencia, pese al fiasco de la izquierda francesa, la más deshonrada de Europa si cabe. El representante de está, Hamon, sabe que no tiene ninguna posibilidad más adelante del puesto cinco. El mismo que el de Hollande si este se hubiera presentado. En un brote de lucidez, Hamon ya ha dicho que apoyaría a Mélanchon  en la segunda ronda, seguramente en vista de un puesto de ministro. 

    Pero quien es Mélanchon ? Para un extranjero, es un desconocido. Para un francés, es un supuesto defensor del mundo obrero, pero con un discurso híbrido,  ya que apoyó con todo su corazón a Maastricht, formando parte desde unas décadas de la nomenclatura francesa. 


    Dado que Le Pen va a arrasar el 28 de abril con un programa nacional-socialista, uno se puede preguntar cual sería la mejor alternativa. No creo que queden muchas y se puede intuir que los abstencionistas, al igual que Cabeza-Cebolla, llevan el razonamiento hacía la sabiduría,  limitando el campo de su acción política al dulce mirar de las zanahorias de sus huertos.