vendredi 2 juin 2017

Composition


Willem de Kooning, Composition,  1955


"Chaque fois que l'on (que je) cède à ses vanités, chaque fois qu'on pense et vit pour "paraître", on trahit. À chaque fois, c'est toujours le grand malheur de vouloir paraître qui m'a diminué en face du vrai. Il n'est pas nécessaire de se livrer aux autres, mais seulement à ceux qu'on aime. Car alors ce n'est plus se livrer pour paraître mais seulement pour donner. Il y a beaucoup plus de force dans un homme qui ne paraît que lorsqu'il le faut. Aller jusqu'au bout, c'est savoir garder son secret. J'ai souffert d'être seul, mais pour avoir gardé mon secret, j'ai vaincu la souffrance d'être seul. Et aujourd'hui, je ne connais pas de plus grande gloire que de vivre seul et ignoré. Écrire, ma joie profonde ! Consentir au monde et au jouir - mais seulement dans le dénuement. Je ne serais pas digne d'aimer la nudité des plages si je ne savais demeurer nu devant moi-même. Pour la première fois, le sens du mot bonheur ne me paraît pas équivoque. Il est un peu le contraire de ce qu'on entend par l'ordinaire "je suis heureux".

Une certaine continuité dans le désespoir finit par engendrer la joie. Et les mêmes hommes, qui à San Francesco, vivent dans les fleurs rouges, ont dans leur cellule le crâne de mort qui nourrit leurs méditations, Florence à leur fenêtre et la mort sur la table. Pour moi, si je me sens à un tournant de ma vie, ce n'est pas à cause de ce que j'ai acquis, mais de ce que j'ai perdu. Je me sens des forces extrêmes et profondes. C'est grâce à elles que je dois vivre comme je l'entends. Si aujourd'hui me trouve loin de tout, c'est que je n'ai d'autre force que d'aimer et d'admirer. Vie au visage de larmes et de soleil, vie dans le sel et la pierre chaude, vie comme je l'aime et je l'entends, il me semble qu'à la caresser, toutes mes forces de désespoir et d'amour se conjugueront. Aujourd'hui n'est pas comme une halte entre oui et non. Mais il est oui et non. Non et révolte devant tout ce qui n'est pas les larmes et le soleil. Oui à ma vie dont je sens pour la première fois la promesse à venir. Une année brûlante et désordonnée qui se termine et l'Italie; l'incertain  de l'avenir, mais la liberté absolue à l'égard de mon passé et de moi-même. Là est ma pauvreté et ma richesse unique. C'est comme si je recommençais la patrie ; ni plus heureux ni plus malheureux. Mais avec la conscience de mes forces, le mépris de mes vanités, et cette fièvre, lucide, qui me presse en face de mon destin."


Albert Camus, Carnets I (15 septembre 1937)




"Tout ce à côté de quoi l'on passe ! Tout ce que l'on ne peut dire ! Que l'on n'a pas le temps de comprendre ! Pas les moyens de faire ! Les millions de vie que l'on pourrait vivre ! Voilà bien des lamentations fausses et inutiles. Je sais, pour ma part, que si je manque quelque chose ce sera de ma faute. Je puis tout découvrir, tout vivre, grâce au coeur, grâce à l'imagination, grâce à l'oeuvre. Pour qui est fort, courageux, inspiré, chaque heure est séculaire.
Je me sens une solide et sainte répugnance pour messieurs les "Trop tard".


Jean-René Huguenin, Journal (14 février 1956)

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