mardi 21 novembre 2017

Corps et Bien






 Hier, je suis tombé nez à nez avec mon voisin R. Son faciès fait irrémédiablement penser à un Brice de Nice avec des poils. Athlétique, fluide, un peu hautain quand se présente une dame qu'il veut s'approprier dans le quartier. Un popular à l'américaine, plutôt qu'un populeux à l'espagnole. Dans son aspect verstimentaire, on décèle pourtant une longue hésitation entre le jogging réparateur et les manifestations antifascistes. Un parfait homme-sandwich fluorescent s'unit en lui à l'apologue de la souillure volontaire des punks à chiens. Mais, au fond, je l'apprécie. Je respecte ses luttes et ses lubies. Ce que je supporte difficilement chez lui, c'est son verbiage calamiteux sur les castes espagnoles et la droite néo-libérale. Combat louable en soi, dont je ne me sens pas étranger sur toute la ligne, comme le démontrent le plus souvent mes lignes qui plaident pour l'expropriation des corrompus, le châtiment froid du vol. Mais, soucieux de la forme, je suis aussitôt gagné de nausée par les discours râbachés, fûssent-ils ceux d'un humaniste colonisé épris de justice, s'acharnant sur son clavier. Lui, traducteur de l'anglais, fou amoureux des séries américaines et de la Ligue de Basket-Ball états-uniens, anglophone patenté peu avare d'américanismes hérités de sa terre mexicaine, me fait part de son goût prononcé pour tout l'attirail du parfait néo-progressisme. Un néo-con à l'envers, en somme, ce qui n'est pas toujours un signe de progrès. Quel déplorable patchwork que sa dialectique éculée ! Plat et insipide comme un article de l'Humanité. Je remarque qu'il a plus d'un point commun avec G. son acolyte issu des mêmes terres. Les deux se détestent et se jalousent, et se réunissent chaque fin de semaine, singeant l'amitié. Ils se présentent de la même façon, comme des guerilleros repentis, alors qu'ils ne sont que de pauvres bougres manipulés comme nous tous. Aurevoir mon ami (comme ce malheureux baragouine un peu ma langue, je bifurque constamment vers le français pour lui faire perdre ses moyens de prosélyte convaincu). 

              Sa foi dans Ana Colau et Iglesias me plairait plutôt. Mais je lui rappelle que Colau s'est fait connaître dans l'affaire des desahucios, autrement dit, dans un combat défendant la propriété privée et le bourgeoisisme de familles déchues, qui larmoyaient moins sur la destinée des autres grandes victimes de la crise, les homeless dont ils ne pensaient jamais partager le sortÉvidemment, si l'envie me prenait d'être Espagnol, et de voter, je m'inclinerais illico presto, par hostilité envers les organes post-franquistesvers Podemos. Mais, je ne n'y verrais qu'un pis-aller inconfortable. Fichtre! Comme disent les footeux, chez R., chaque passe est  téléphonée, le voilà qui repart sur une tirade anti-impérialiste, ce qui incite au but contre son camp plutôt qu'à des prolongations. Je finis par botter en touche en prétextant un rendez-vous important, une course à faire, un combat pressant à mener.

              Parfois, par mesure compensatoire, je me fais capitaliste, en pensée, pour équilibrer un débat perdu d'avance dans les miasmes des convictions indéboulonnables de mes pairs. Alors, je ne me gargarise plus de lutter contre l'enlisement moral auquel l'argent nous condamne. Je consomme dans le silence de ma hutte. Le Robinson de Michel Tournier, dans ses Limbes du Pacifique me fait augurer tout ce qui nous sépare peut-être de la véritable civilité:


"Je mesure aujourd'hui la folie et la méchanceté de ceux qui calomnient cette institution : l'argent ! L'argent spiritualise tout ce qu'il touche en lui apportant une dimension rationnelle - mesurable - et universelle - puisqu'un bien monnayé devient virtuellement accessible à tous les hommes. La vénalité est une vertu cardinale. L'homme vénal sait faire taire ses instincts meurtriers et asociaux - sentiment de l'honneur, amour-propre, patriotisme, ambition politique, fanatisme religieux, racisme - pour ne laisser parler que sa propension à la collaboration, son goût des échanges fructueux, son sens de la solidarité humaine. Il faut prendre à la lettre l'expression âge d'or et je vois bien que l'humanité y parviendrait vite si elle n'était menée que par des hommes vénaux. Malheureusement, ce sont presque toujours des hommes désintéressés qui font l'histoire, et alors le feu détruit tout, le sang coule à flots. Les gras marchands de Venise nous donnent l'exemple du bonheur fastueux que connaît un état mené par la seule loi du lucre, tandis que les loups efflanqués de l'Inquisition espagnole nous montrent de quelle infâmie sont capables des hommes qui ont perdu le goût des biens matériels. Les Huns se seraient vite arrêtés dans leur déferlement s'ils avaient su profiter des richesses qu'ils avaient conquises. Alourdis par leurs acquisitions, ils se seraient établis pour mieux en jouir, et les choses auraient repris leur cours naturel. Mais c'étaient des brutes désintéressées. Ils méprisaient l'or. Et ils se ruaient en avant, brûlaient tout sur leur passage."

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